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Chroniques
Delusion of the Fury
musique d’Harry Partch – mise en scène d’Heiner Goebbels
Même si l’étiquette le ferait bondir, Harry Partch (1901-1974) mérite une place de choix parmi les « expérimentateurs », aux côtés de Varèse, Antheil et Cowell, comme l’envisage Nicolas Southon dans Les symphonies du Nouveau Monde (Fayard, 2014). Pour s’en convaincre, et sans même parler du système tonal développé avec sophistication, il suffit de rappeler le goût de ce contemporain de Cage pour la fabrication d’instruments. Dans un après-guerre qui voit le Vieux Continent s’initier à l’électronique, le « musicien-philosophe attiré par la menuiserie » (comme il se définit lui-même) ose une approche iconoclaste, à l’instar de l’homme primitif découvrant « des sonorités magiques dans les matériaux qui l’entourent » – avec le rituel au bout du chemin.
Lorsque Delusion of the Fury (Illusion de la fureur) est créé à l’UCLA Playhouse de Los Angeles le 9 janvier 1969, l’ancien hobo a déjà inventé vingt-sept instruments de musique accordés selon le système des harmoniques naturelles, qu’il a lui-même recensé dans l’ouvrage Genesis of music (1949, révisé en 1974). Joués entre 1990 et 1999 par le Newband de Dean Drummond (ancien collaborateur de Partch), les originaux sont désormais conservés dans un institut du New Jersey. L’Ensemble musikFabrik dut donc reconstruire l’instrumentarium au complet avant de se lancer dans l’élaboration proprement dite de cette coproduction – un travail phénoménal confié au percussionniste et facteur d’instruments Thomas Meixner.
Pour deux soirées genevoises, on retrouve sur scène les objets mythiques inventés entre 1928 et 1972, découvert par d’aucuns lors de la récente création européenne, à la Ruhrtriennale (23 août 2013) : cithare à soixante-douze cordes (Kithara, 1938/59), orgue pneumatique (Chromelodeon I et II, 1941 et 1946), portique aux cloches de verre (Cloud-Chamber Bowls, 1950), arbre avec calebasses intégrant des cloches (Gourd Tree, 1964), marimba portant soixante-quatre tubes de bambou (Boo I et II, 1955 et 1971), ainsi que tant d’autres qui intègrent bouteilles de verre, ampoules électriques, cartouches d’obus, pédalier à soufflets, etc. Quelques instruments traditionnels apparaissent sans modification, tels le kalimba et la double flûte bolivienne.
Harry Partch [lire notre dossier] était attaché à l’aspect esthétique de ses instruments parfois imposants, inévitables décors de l’action. Il n’était pas question pour Heiner Goebbels, actuellement fêté de l’autre côté des Alpes [lire nos chroniques du 15 mars et 9 mars 2014], de les cacher en fosse ou en coulisses. De même, il a respecté la vision du compositeur en gommant les frontières traditionnelle entre les protagonistes. C’est pourquoi les musiciens forment un chœur qui vocalise et occupe différents espaces tout au long du spectacle, changeant d’instruments et de costumes dans un univers en constante évolution, fluides comme l’eau, la fumée et le plastique éclairés par Klaus Grünberg.
On ne trouvera pas plus d’une cinquantaine de mots dans l’avant-dernier projet de Partch dont l’argument s’inspire de deux textes anciens – un récit japonais sérieux, dans lequel un pèlerin fait pénitence suite à un meurtre, puis un conte africain grotesque, avec malentendu et parodie de justice. La crainte d’être dérouté par un théâtre essentiellement visuel est donc légitime, mais Goebbels multiplie les repères pour ne pas nous perdre : un écran indique la succession des chapitres, tandis que les actions des chanteurs sont bien lisibles – Alban Wesly (Pèlerin), Christine Chapman (La vieille Chevrière), etc. Au pire, puisqu’elle se veut « une œuvre aventureuse », on peut même se raconter sa propre histoire ou juste savourer l’originalité des timbres en présence.
LB